Composition du sonnet
Les deux quatrains
établissent une comparaison entre le bonheur de héros mythologiques qui ont
effectué un voyage enrichissant et la situation du poète qui ressent son exil à
Rome comme un séjour stérile et regrette son pays natal.
Les tercets, s’appuyant sur
le mécanisme de l’anaphore, établissent des comparaisons entre Rome et le pays
natal du poète.
Première strophe
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau[1]
voyage,
Ou comme cestui-là[2]
qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage[3]
et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son
âge !
La première strophe
repose sur un enjambement, la phrase se déploie sur quatre vers et célèbre le
bonheur des héros qui ont pu retrouver, après de multiples aventures leur
foyer. Il s’agit d’une phrase exclamative qui traduit l’envie du poète dont on
apprendra dans la strophe suivante qu’il vit son séjour à Rome comme un exil.
Le premier des héros évoqué est Ulysse dont le nom est mis en valeur à
l’hémistiche, le [i] de « Ulysse » est accentué comme celui du pronom
« qui » et semble lui faire écho. Le pronom en question (qui) n’a pas
d’antécédent : renvoyant ainsi à tout un chacun, il prend ainsi une
dimension universelle. Si le premier vers semble célébrer le voyage, une note
signale qu’on peut prendre l’adjectif « beau » au sens d’exemplaire
et d’héroïque, on notera que le passé composé n’envisage ce voyage que dans sa
dimension accomplie. Le terme « voyage » rime avec « âge »,
ce qui semble suggérer que le bonheur du voyage est lié à l’expérience qu’il a
procuré et qu’il n’est véritablement profitable qu’envisagé rétrospectivement.
Un deuxième comparant est mentionné dans le deuxième vers, il s’agit de
Jason, évoqué par une périphrase : « cestui-là qui conquit la toison », le poète choisit
d’évoquer le héros en se référant à l’exploit qui l’a rendu célèbre, ce qui lui
permet de mettre en avant l’objet du voyage de Jason , la fameuse toison d’or
qui symbolise à l’avance les idéaux d’ « usage et raison » évoqués au
vers suivant. Le voyage ne vaut que s’il permet à l’homme de grandir, de tendre
vers cette sagesse fruit de l’expérience et de la connaissance qui caractérise
l’idéal humaniste. La désignation du héros par le démonstratif
« cestui-là » et l’usage du passé simple dans ce vers manifestent la
singularité de l’exploit : autant l’expérience du retour d’Ulysse semblait
revêtir un caractère universel, autant celle de Jason, signalé par son
héroïsme, à quelque chose d’unique. Peut-être Du
Bellay envisage-t-il aussi la dimension symbolique de la toison (sagesse et
connaissance) qui n’est pas le lot de tout le monde.
Le troisième vers évoque le retour,
condition d’un voyage pleinement réussi, lequel apporte « usage et
raison », le voyage ne vaut que s’il apporte à l’homme une forme
d’accomplissement (idéal de l’homme de la Renaissance), le vers qui peut se
lire sur un rythme croisant (2/4/6), mime le mouvement du retour et
l’accumulation d’ « usage » (expérience) qu’il évoque.
Le
dernier vers, à l’infinitif, traduit l’aspiration du poète qui est aussi
l’aspiration de tout homme (l’infinitif étant le mode de la généralisation),
les « parents » désignent au sens large la famille, ainsi Ulysse
a-t-il retrouvé sa femme et son fils. Là encore on peut lire ce vers sur un
rythme croissant (1/5/6) qui traduit l’aspiration à un bonheur qui se prolonge
dans le temps.
Deuxième strophe
Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Le poète crée semble-t-il une rupture, à l’évocation des héros succède
celle du moi qui fait son apparition avec le pronom « je », accentué
avant l’interjection « hélas » et ainsi relié à l’idée de
déploration. De même, l’utilisation du futur tranche
sur celle des temps du passé utilisés précédemment.
La strophe présente néanmoins un point commun avec la précédente :
structurellement, elle déploie une phrase unique mais il s’agit d’une phrase
interrogative qui traduit les angoisses du poète, quand reverra-t-il les
siens ? S’il y a bien un parallèle entre les
deux strophes, il s’agit d’un parallèle ironique car alors que les héros sont
rentrés forts d’une expérience et d’un savoir nouveaux, rien n’indique que ce
soit le cas du poète qui semble davantage subir son séjour qu’en retirer des
fruits. Alors que les
héros ont été évoqués à leur retour, lui s’envisage dans un état d’exil
douloureux qui peut faire penser à celui d’Ulysse attendant le verdict des
Dieux sur l’île de Calypso dans l’Odyssée.
Le poète procède à la valorisation du pays natal par l’utilisation d’un
possessif (mon) et d’un adjectif (petit) qui traduisent son affection. La
maison est en outre évoquée par une synecdoque (la cheminée) qui connote l’idée
d’un foyer accueillant.
De la même façon, le « clos » est une synecdoque qui symbolise
l’espace restreint d’un chez soi lié à l’enfance. Et la « pauvre
maison » est une expression qui, comme « le petit village »
précédemment souligne la valeur affective que lui porte le poète, malgré son
insignifiance apparente (et relative pour qui connaît la maison du poète). Le
dernier vers procède quant à lui de l’hyperbole, le « clos de la
maison » devient « province » (royaume d’après la note), il
s’agit de montrer quelle valeur le poète lui accorde et le groupe coordonné
« beaucoup davantage » vient signifier que cette valeur n’est pas d’ordre
quantifiable ou politique mais relève de l’affectivité la plus profonde.
Le schéma des rimes féminines qui
encadre une rime masculine est celui d’un sonnet régulier où les quatrains se
font écho si le thème du voyage est repris dans le second quatrain sur le mode
de la nostalgie du pays natal on remarque également que dans les deux quatrains
le temps joue un rôle déterminant. Alors que dans le premier quatrain le temps
du voyage est envisagé comme révolu et l’ « âge » du héros comme un
moment heureux de vie partagée avec la parentèle. Le second quatrain fait du
temps le support d’une interrogation (« Quand… ? », « En
quelle saison… ? »), il est pour le poète un futur indéterminé qui le
sépare du moment attendu de son retour. A la satisfaction du héros rentré
enrichi de ses épreuves s’oppose bien la nostalgie du poète qui ressent son
séjour comme un exil.
Les deux tercets
Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux,
Que des palais Romains le front
audacieux ;
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine,
Plus mon Loire[6]
Gaulois, que le Tibre Latin,
Plus mon petit Liré[7],
que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la douceur Angevine.
Dans
les deux tercets, le poète oppose de façon systématique, son Anjou natale à la
puissance romaine : sa subjectivité s’affirme avec l’anaphore du verbe
« me plaît » et la récurrence du comparatif de supériorité
« plus que » qui met en évidence sa préférence pour la terre natale.
Le
schéma métrique est celui d’un sonnet régulier et Ronsard avec le distique
d’entrée oppose « le séjour qu’ont bâti » ses « aïeux » au
palais romain. La périphrase du « séjour » « bâti » par les
« aïeux » suggère à la fois la modestie du lieu qui s’opposera
« au front audacieux » des palais romains ‑ ainsi personnifiés, ils
symbolisent l’orgueil de leurs propriétaires. Et la rime « aïeux /
audacieux » semble presque une rime antisémantique tant les aïeux semblent
personnifier une simplicité qui est à l’opposé de l’orgueil roman.
Dans
le quatrain final les vers qui portent la rime féminine énonce d’abord l’objet
du rejet « le marbre dur » ; « l’air marin » associés
à Rome pour s’achever sur l’élément valorisé (« l’ardoise fine »,
« la douceur angevine ». Les vers qui s’achève sur une rime masculine
procède de façon inverse et le poète y
évoque d’abord son « Loire Gaulois » et son « Petit Liré »
(la encore il utilise des possessifs qui figurent la marque de son attachement) ;
on notera par ailleurs la dénotation de l’adjectif « Gaulois », qui
renvoie aux guerres contre Rome du premier siècle. Alors que les vers qui forment la rime embrassée évoquent des lieux
emblématiques, les vers qui constituent la rime embrassante évoquent des
éléments qui par métonymie renvoient aux contrées opposées par le discours du
poète : la simplicité de l’ardoise est préférée au marbre dont la dureté
semble faire écho à celle des courtisans romains. Et la « douceur
angevine » préférée à l’ « air marin » qui rappelle le thème du
voyage évoqué dans les premiers vers.
[1]
Beau : exemplaire, héroïque.
[2]
Cestui-là : celui-là.
[3]
Usage : expérience, sagesse.
[4]
Clos : l’enclos, le jardin.
[5]
Province : royaume, par métonymie.
[6]
Loire : le mot est masculin, en référence au latin.
[7]
Liré : village natal de Du Bellay.