Alors qu’elle
demeurait prostrée, trop faible pour réagir les souvenirs et les craintes l’assaillirent
comme des vautours attirés par la mort. Elle n'avait plus la force de
dire ; « Je penserai à Maman et à Papa et à Ashley et à tout ce
désastre plus tard … Oui, plus tard quand je pourrai le supporter. » Mais
qu’elle l’eût on non voulu, c’était maintenant, alors qu’elle ne pouvait pas le
supporter, qu’elle pensait à eux. Les pensées tournoyaient et fondaient sur
elle, plongeant et enfonçant leurs griffes acérées et leurs becs tranchants
dans son esprit. Pendant un temps infini, elle resta inerte, sous les rayons
d’un soleil implacable, le visage dans la poussière, se souvenant de choses et
de personnes qui étaient mortes, se remémorant un mode de vie à jamais disparu
et contemplant les perspective d’un avenir bien sombre.
Lorsqu’elle se releva
enfin et vit de nouveau les ruines noircies des Douze Chênes, elle avait la
tête haute mais son visage avait définitivement perdu une part de sa jeunesse,
de sa beauté et de son aptitude à faire preuve de tendresse. Le passé était le passé.
Les morts étaient bien morts. Le luxe paresseux des jours anciens avait disparu
et ne reviendrait plus. Et tandis qu’elle ajustait le lourd panier à son bras, Scarlett
était résolue, elle savait quelles règles régiraient dorénavant sa vie et son
esprit.
Il n'y avait pas de
retour en arrière possible, désormais elle irait de l’avant. Dans tout le Sud et
durant les cinquante années à venir, il y aurait des femmes qui jetteraient un
œil amer sur des temps révolus, sur des hommes disparus, qui évoqueraient des
souvenirs douloureux et futiles, tout en supportant la pauvreté avec une fierté
acrimonieuse pour la simple raison qu’elles possédaient ces souvenirs. Mais
Scarlett ne regarderait jamais en arrière. Elle fixa les pierres noircies et,
pour la dernière fois, elle vit les Douze Chênes se dresser devant ses yeux tels
qu'ils avaient été, riches et fiers, symbole d'une race et d'un mode de vie.
Puis elle se mit en route vers Tara, le lourd panier lui tailladant la chair.
La faim rongeait de
nouveau son estomac vide et elle dit à haute voix : « Dieu m’en est
témoin, Dieu m’en est témoin, je ne me laisserai pas abattre par les Yankees.
Je vais survivre à cela, et quand ce sera fini, je ne connaîtrai plus jamais la
faim. Non, ni aucun de mes proches. Et même si je dois voler ou tuer – que Dieu
en soit témoin , je ne connaîtrai plus jamais la faim. »
Margaret Mitchell, Gone with the
wind (Autant en emporte le vent), trad.
S. Labbe, 1936.
Question d'interprétation sur cet extrait, dans le n° 108 de la NRP

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